(al) rolling stone

Eija et toi avez vu le jour à Drammen, ville norvégienne dont tu n'as pas beaucoup de souvenirs. Ta soeur était âgée de trois ans, et toi de six, lorsque vous l'avez quittée pour vivre au Danemark, pays d'origine de votre mère. Tu ne sais trop pourquoi, tu n'as jamais osé le demander, mais votre père est resté là. Vous l'aurez deviné, la Norvège c'est son pays, et Rønning y est un patronyme répandu. Un tiers de la ville de Drammen se nomme ainsi. Pourtant, vous êtes parties toutes les trois, laissant papa à son travail à l'usine. L'hypothèse sur laquelle ta cadette et toi vous êtes arrêtées et que son pays manquait à votre génitrice, et qu'il ne pouvait quitter son poste sur un coup de tête pour la suivre. C'est ce que vous préférez croire, bien qu'il y ait eu des rumeurs selon lesquelles l'un aurait trompé l'autre -vous refusez bien évidemment de condamner vos parents pour ce genre d'acte sans avoir la moindre preuve.


Odense, c'est plus joli que Drammen. C'est vert, partout. C'est beau, tout le temps. En grandissant, tu n'avais pas beaucoup de souvenirs de ton lieu de naissance, mais tu en étais certaine. Votre père lui-même l'a avoué lorsqu'il vous a rejointes, au bout de sept ans. Vous l'avez bien vu entre temps, chaque mois, mais vous ne furent réunis, tous les quatre, que lorsque tu avais treize ans, et Eija dix. Grandir sans votre père fut une épreuve, plus particulièrement pour toi qui avais pris l'habitude de sans cesse lui coller aux basques. Tu étais moins proche de ta mère, plus portée sur les jeux brutaux et les sports de ballons que les poupées de ta petite soeur et le service à thé. Cependant, vous vous entendiez à merveille, toujours fourrées ensemble dans la cour de récréation, et n'épuisant jamais les sujets de conversation. Votre complicité a toujours ravi vos parents. Et ils se sont donc retrouvés, un jour, comme si de rien n'était. Sept ans s'étaient écoulés, Eija et toi ne saviez ni comment ni pourquoi, mais papa frappait à la porte. « PAPA ! » L'accueil fut des plus chaleureux, mais vous n'osèrent rien demander. Ainsi, la vie repris, vous auriez aussi bien pu ne jamais vous être séparés.

Tu avais dix-sept ans la première fois que tu as parlé de New York. Ton rêve américain prenait forme, tu voulais voir autre chose, voir ailleurs. Il faut avouer qu'entre la Norvège et le Danemark, la différence n'est pas si frappante. Tu en parles de plus en plus fréquemment, tu fais des plans, calcules l'argent qu'il te faudra pour t'installer,... C'est un véritable projet de vie qui prend forme, de nulle part. Tu es loin de te douter que tout cela n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd, et que tes parents se sont mis en tête de t'aider à réaliser ton rêve. Lors de ton vingtième anniversaire, tu en as la surprise: le billet d'avion, un appartement, ta soeur s'est même chargée de faire tes valises. Émotive comme tu l'es, tu fonds en larmes.


Sur le moment, tu ne te doutes pas que c'est un voyage sans retour. Sur le moment, tu ne dis pas seulement au revoir mais également à bientôt. Tu es pas mal naïve. La vie à New York est un électrochoc, les premiers jours suffisent à te faire comprendre que non seulement ce ne sera pas simple, mais que tu ne rentreras pas de sitôt saluer tes proches. Au début, tu en baves, tout l'argent de tes petits boulots passe dans le loyer, et tu n'as aucune idée de comment t'en sortir. Tu ne sais pas vivre seule, tu te sens perdue, jetée dans l'arène sans armes pour te défendre. Tu n'étais pas prête. Tu remontes pourtant en selle, tu n'as pas d'autre choix. Tu décides de jouer les femmes de ménage, c'est de l'argent, et puis c'est temporaire: tu reprendras tes études. Trois ans plus tard, c'est ce que tu leur fais croire, à Odense. La vie est une galère constante, tu l'as appris à tes dépens. Excepté pour Eija, apparemment, qui s'en sort aussi bien dans les études qu'au travail, sans oublier que sa vie de couple est tout ce qu'il y a de plus épanouissante. Tu ne l'envies pas, tu aurais peut-être même tendance à la plaindre sachant qu'au moindre souci sur n'importe quel plan, elle ne sera pas prête à réagir et à rebondir. Tu n'en dis mot, fais croire que tout te réussit autant qu'à elle. Photographe et toujours aux études, mais qui goberait cela sinon tes parents pleins d'espoir et incapables d'imaginer que leurs filles ne s'en sortent pas à merveille.


« Al, enchantée. » Tu souris, faussement timide, et te glisses à l'intérieur en voyant l'homme s'effacer pour te laisser de la place. Il t'a dit son prénom, au téléphone, mais ça t'est sorti de la tête. De toutes manières, tu n'appelles jamais tes employeurs ni par leurs prénoms ni même par leurs noms. En général, tu évites de les appeler. Dans ta tête, par contre, ils ont chacun un petit surnom, plus ou moins flatteur. Généralement, il ne l'est pas. 315, il a de la chance, en plus du numéro de son appartement, il hérite de monsieur sexy. En même temps, il faut voir la tête du gars, un véritable mannequin, et puis son petit sourire... Ugh, c'est vraiment con qu'il t'emploie pour nettoyer ses toilettes. Vous faites le tour de l'appartement -plus chic tu meurs- et tu te sens de moins en moins à l'aise malgré la décontractude totale de ton employeur. Quelque chose cloche chez lui. Ici. Tu le suis partout comme un petit chien, jusqu'à ce qu'il n'annonce de sa voix chaude que la visite est terminée et qu'il te laisse travailler. Tu lui souris bêtement, ne sachant trop ce qui t'arrive, et puis tu disparais sans demander ton reste. Tu l'entends rire, doucement.

Deux semaines. Il aura fallu deux semaines avant que tu ne découvres ce qui clochait, ce que tu avais pressenti. Merde, ce type était parfait, et puis bim: sachet de drogue. Tu ne l'as pas ouvert, mais tu t'es bien doutée qu'il n'avait pas foutu de la farine dans un sachet pour s'amuser, ce ne pouvait être que de la coke ou tu ne sais trop quoi. Il faut avouer que tes connaissances en la matière se limitent aux séries et autres films policiers. Lorsqu'il a surgi dans la chambre, tu as sursauté plus fort encore que d'ordinaire, ôtant vivement ton casque et jetant le sachet en l'air comme pour le faire disparaître. Il a ri, une nouvelle fois, et toi qui t'attendais à te faire engueuler et menacer t'es vue simplement demander de garder le secret. Même pas de tu la fermes sur ce que tu as vu, seulement un doux « je vous demanderais de ne pas en parler. » Tu regardes sans doute trop de films. Depuis, monsieur sexy, tu le croises le moins possible. Lorsque tu te rends chez lui, tu le salues pour être polie et visses ton casque sur tes oreilles avec ton rock à fond pour qu'il ne tente même pas de t'aborder, mais tu fais de plus en plus en sorte de venir lorsqu'il est absent. Tu n'as plus rien trouvé, il est pourtant évident qu'il n'a pas arrêté du jour au lendemain. Ton objectif est de trouver sa nouvelle planque, et de balancer la drogue. Evidemment, c'est stupide, il va te tuer. Mais tu t'en fous, tu n'as aucune envie d'être celle qui découvrira un jour son corps sans vie après une trop forte dose. Tu n'as pas envie que quiconque découvre son corps sans vie...