- dream girl (beth)

Le bout de ses mains tape sur le comptoir de la cuisine, il fredonne un air nouveau. Une mélodie qui lui vient de plus en plus souvent, comme un refrain impossible à oublier. Salim vérifie une énième fois sa coupe dans le miroir et ajuste l’alliance à son doigt. Son cœur se serre. Cette alliance, il pensait l’avoir mérité, il pensait qu’elle le rendrait heureux. Maintenant, il n’en est plus aussi sûr. A présence, elle lui rappelle surtout le regard froid et le sourire lointain de Maebh lorsqu’elle l’a pointé du doigt, il y a deux, ou peut-être trois, semaines. Il ne devrait pas être blessé de sa réaction, il ne devrait pas être coupable de l’avoir sentie blessée, elle. Il sent son regard se voiler et il s’efforce de chasser la dublinoise de son esprit. Elle qui occupe ses pensées un peu trop régulièrement depuis qu’ils se sont retrouvés, pour mieux s’éloigner, il lui a semblé. Il caresse l’alliance du bout des doigts et tire sur sa chemise. C’est qu’il a fait un effort vestimentaire, pour sa sortie de la journée. Le jean donne une impression de délavé mais au moins n’est-il pas troué, les chaussures sont neuves et la chemise est repassée. Il n’y a pas gala à rejoindre mais l’occasion est d’autant plus importante à ses yeux. Son premier geste grossier en direction de son manager. Son premier geste de rébellion ; l’officialisation de sa relation. De son couple. Ce serait mentir que de ne pas admettre qu’il n’y a pas pensé ces derniers temps. Comme si le fait de dévoiler le visage de Beth au grand jour leur permettrait d’avoir cet enfant plus rapidement. Mais il y pensait d’autant plus, récemment. Alors, quand Beth a évoqué cette possibilité, cette envie, il n’a pas hésité très longtemps. Obéir, ce n’est plus pour lui. Plus personne ne décidera à sa place, c’est la promesse qu’il se fait. Il se redresse en apercevant la silhouette de Beth quitter la chambre commune et il esquisse un sourire. Il s’approche, lui attrape les mains et dépose un baiser sur son front. « T’es magnifique. » Phrase banale, voire cliché, et pourtant miroir de la réalité. Magnifique, elle l’est. Elle l’a toujours été et ce, peu importe sa tenue. « Prête pour faire la une des journaux de demain ? » Clin d’œil, sourire rassurant. Il a l’impression de la sentir nerveuse. Il peut comprendre. Il attrape une mèche de cheveux de sa fiancée et lui serre davantage la main. Après un signe de tête, il l’invite à quitter l’appartement, puis l’immeuble. Comme un signe extérieur, le temps est au beau fixe et les premières chaleurs printanières répondent présentes pour la journée. Ça ne peut donc que bien se passer. « Que dirais-tu d’un petit tour à Brooklyn en premier ? » Parce qu’il sait qu’elle aime ce quartier de la ville. Et qu’il est bien tenté de l’emmener dans ces ateliers artistiques qu’il côtoie, généralement. Partager son monde, en plus de partager sa vie.

Beth avait attendu ce moment depuis leur première rencontre. Il devait y avoir dans ce désir un besoin certain de vouloir conjurer le mauvais sort, de se donner une existence propre dans le monde de Salim, quelque chose que personne ne pourrait réfuter parce qu'elle serait exposée en permanence. Depuis, leur relation avait évolué à l'abri des regards indiscrets et elle avait fini par s'habituer – presque – à cette intimité qui les faisait vivre dans une bulle dont il était difficile de se sortir. L'idée d'être connue et reconnue avait fini par s'éloigner, cachée dans un recoin de son esprit auquel elle ne voulait pas accéder. Il y avait, dans la façon d'être de Beth, un irrépressible besoin de contrôle, l'envie de ne pas être le cauchemar de tous les hommes : control-freak, jalouse, parano, prompte à criser pour tout et n'importe quoi. Et pourtant, elle aurait eu toutes les raisons de le faire, surtout ces derniers temps. Ne pas parvenir à tomber enceinte, apprendre qu'il avait revu cette ex dont elle avait entendu parler dès leur première rencontre et tout autant de signes du destin (pensait-elle) qui faisaient revivre le besoin de reconnaissance qu'elle avait éprouvé la première fois. Sans qu'elle n'y prenne gare, Salim l'avait devancée en lui offrant la confirmation ultime, celle que personne ne pourrait remettre en cause : s'afficher en public, en feignant d'ignorer qu'ils seraient pris en photo dès qu'ils mettraient un pied dehors, jouer le jeu des paparazzi et devenir la femme mystère. Beth se moquait bien d'être sur le devant de la scène – elle avait toujours préféré la position en retrait, bien plus confortable – mais savourait l'idée que d'ici quelques heures, Salim ne serait plus un cœur à prendre. Si ça ressemblait à lui mettre une laisse métaphorique ? Sans doute. Mais puisque l'idée venait de lui... Elle rejoignit Salim à la sortie de leur chambre, le laissa déposer un baiser tendre sur son front en fermant les yeux. « T'es pas trop mal non plus » s'amusa-t-elle l'espace d'une seconde. « Absolument pas. J'aurais bien aimé que ma vie ne soit pas scrutée par tous les journaux, mais j'imagine que c'est le prix à payer. » Elle possédait un avantage indéniable : elle avait grandi dans un monde où l'on se mettait toujours en scène. Son ADN était prédisposé à cette mise en avant – qu'elle avait toujours rejetée – si bien qu'elle savait exactement comment il lui faudrait se comporter. Il lui proposa Brooklyn, et elle lui répondit d'un sourire doux. Il savait que c'était son quartier favori, qu'elle avait rêvé d'y vivre avant qu'il ne soit pris d'assaut par les hipsters, qu'elle trouvait un charme au quartier que même Manhattan ne pouvait que lui envier. « Attends » l'interrompit-elle, brusquement effrayée à la manière d'une biche mise devant des phares de voiture. « Est-ce que tu es sûr que c'est une bonne idée ? Est-ce que je suis prête à être exposée comme ça ? Est-ce qu'ils vont aller fouiller dans ma vie pour essayer de trouver des trucs odieux à dire sur moi ? Je ne sais pas. Je crois que j'ai un peu peur. Ou que je suis nerveuse... » Nerveuse, définitivement nerveuse. Son imagination lui jouait sans doute des tours, mais elle ne voulait pas devenir une Yoko Ono, ni même se mettre en danger quand ils étaient si confortablement établis dans leur petite bulle privée. « Et toi, est-ce que toi tu es vraiment prêt pour ça ? » Elle se mordit la lèvre. C'était peut-être ça, qu'elle craignait le plus. Qu'il ne se sente forcé de le faire, pour lui prouver quelque chose.

Le sourire qui est apparu manque de disparaître. Beth lui rappelle pourquoi il a accepté cette règle de l’impresario. Le manque de vie privée. Il accepte que la sienne soit passée au crible de fond en comble. Il s’agit, après tout, d’une condition obligée quand on rêve de célébrité, mais il refuse que celle de ses proches soient la cible des paparazzis. Il sait l’ennui que ça cause, il sait que c’est désagréable. Il se rembrunit, alors, pince les lèvres. « T’inquiète pas, ils se lassent vite, d’ici deux mois ils auront oublié que j’existe et ils te laisseront tranquille. » Ce n’est pas tout à fait vrai. Ça impliquerait d’abord que KREA-TION ne connaisse plus un tel succès. Il passe une main sur la joue de Beth, l’air désolé sur le visage. Il ne peut qu’espérer que les tabloïds lui ficheront la paix, même s’il sait qu’il y a peu de chance pour ça. Il ne sait pas si c’est lui qui l’a convaincue, mais ils quittent l’immeuble. Salim s’apprête à s’engager en direction de Brooklyn quand Beth se fait entendre. Il se tourne vers elle. Il ne le devrait pas, mais il ne peut pas empêcher un petit rire de lui échapper devant ses interrogations et ses peurs. C’est qu’avec ses grands yeux écarquillés et sa voix un peu tremblante, elle est particulièrement adorable. Il lève une main pour l’apaiser, ouvre la bouche pour la rassurer. Mais les mots, eux, n’ont pas le temps de sortir de ses lèvres. La question qu’elle lui pose efface son sourire, le prend de court. Il sait, il se doute, qu’elle ne peut pas poser cette question vis-à-vis de  Maebh, vis-à-vis des émotions qui ont refait surface quand elles n’auraient pas dû. « Honey, si je ne voulais pas que la Terre entière connaisse ton existence, je ne te proposerais pas ça. » A dire vrai, s’il n’était pas prêt, il ne serait sûrement pas resté avec elle aussi longtemps – comme avec toutes les autres. Il fait un pas dans sa direction, lui prend les deux mains. L’une d’elle, celle qui porte la bague de fiançailles qu’il lui a offerte, il la porte à sa bouche pour y déposer un baiser. « C’est toi qui vois. Je ne veux pas t’imposer les caméras, les questions, les rumeurs. Je ne veux pas, non plus, que tu aies l’impression d’être exposée parce que tu n’es pas un trophée qu’on exhibe. Mais je veux que tu puisses être à mes côtés quand on remporte une victoire, je veux que tu puisses m’accompagner de temps en temps aux soirées, pour qu’on soit au moins deux à s’ennuyer. » Petit clin d’œil entendu, elle sait combien il a horreur des mondanités qui sont devenues son quotidien avec la célébrité. « Et s’ils fouillent dans ton passé, eh bien… Laisse-les. Il y a-t-il quelque chose dans tes actions passées dont tu aies honte au point de me l’avoir caché ? » L’ombre d’un sourire narquois étire le coin de ses lèvres. Il fait l’arrogant, à se douter de la réponse, mais une partie de lui craint que la réponse ne soit positive. « Ils ne pourront rien dire d’odieux sur toi, babe, parce que tu es géniale. On ne peut pas ne pas t’aimer. » Le guitariste serre les mains de sa fiancée un bref instant. Transmission de courage et d’amour. Parce qu’il l’aime, oui. De ça, il en est certain.

Beth esquissa un rire peu crédible. Bien sûr que les médias ne se lasseraient pas si aisément d'une histoire susceptible de leur faire vendre des milliers d'articles. La vie privée de Salim attisait toutes les curiosités depuis que son groupe avait accédé à la gloire, elle était bien placée pour le savoir. Elle était tombée amoureuse de lui non pas parce qu'il était célèbre, mais en dépit de sa célébrité, elle qui préférait toujours le calme de la discrétion. « Si tu le dis... » répondit-elle sans rien cacher de sa perplexité. Elle n'était pas certaine d'avoir les épaules nécessaires pour porter le poids de leur couple, et devenir une source de commentaires mesquins, de hate, de shaming à toutes les sauces venus de filles jalouses qui n'hésiteraient pas à la descendre en lui inventant mille défauts. Elle savait que cela n'impacterait pas leur couple, car Salim la connaissait mieux que personne (du moins aimait-elle à le penser) mais cela impacterait définitivement son quotidien. Pourtant, la perspective de sortir de l'anonymat, de rendre leur amour public, était la plus belle preuve d'amour qu'il pouvait lui offrir. Il mettait un terme à la peur qui lui tordait le ventre, celle de ne pas être la personne qu'il aurait voulu exhiber devant tout le monde, celle de ne pas être elle. Maebh, dont la menace continuait de planer malgré elle. Ses arguments faisaient sens, probablement plus que ceux de Beth, et elle lâcha prise. Elle aurait du être heureuse de cette première sortie à deux, plutôt que de chercher des raisons qui n'existaient pas pour ne pas le faire. « Je sais que tu ne cherches pas à m'exhiber et que tu ne penses pas à mal. C'est juste que tu es plus habitué que moi à ce genre de choses. » Elle n'avait jamais connu la folie de paparazzis la traquant, de photographes la harcelant à chaque coin de rue, de gardes du corps, de fans hystériques prêts à la blesser simplement pour pouvoir la toucher. Tout ça, c'était la vie de Salim, si loin, si différente de son quotidien à elle. Elle partageait la vie de l'homme mais n'avait jamais eu le sentiment de partager celle de la star – ce qui ne lui avait jamais posé le moindre problème, bien au contraire. « Non, bien sûr que non. Tu sais déjà qui fait partie de ma famille, je crois que tu as vu le pire. » Beth était la moins Everard du lot, la déception familiale dont on ne parlait qu'à demi-mots pour s'épargner la honte. Une Everard qui ne changerait pas le monde, voilà quelque chose qui n'arrivait pas souvent. Et que diraient-ils lorsqu'ils verraient sa tête s'afficher sur les pages 6 de dizaines de journaux à sensation ? Une raison de plus d'avoir honte de leur progéniture, sans doute. Cela n'avait pas la moindre importance à ses yeux, il y avait bien longtemps qu'elle avait cessé de chercher leur reconnaissance. Salim prit ses mains entre les siennes et elle esquissa un sourire rassuré... au moment où le clic d'un appareil photo retentit. Instinctivement, elle tourna la tête pour découvrir ce qui devait être un paparazzi aux aguets. « C'est donc à ça que ressemble le quotidien du guitariste de KREA-TION » se moqua-t-elle, faisant preuve de plus de courage qu'elle n'en possédait réellement.

Les doutes de Beth l’envahissent, petit à petit. Il les laisse l’envahir. Son cœur se serre tandis qu’il déglutit avec ce goût étrange dans la bouche. C’est qu’elle n’a pas l’air convaincue par ce qu’il avance. A raison. Lui aussi, il sait que ses moindres faits et gestes sont photographiés, consignés et racontés avec une marge d’authenticité plus ou moins faible, dans des tabloïds qu’il lit, parfois. Par curiosité, par amusement. Et, jusqu’à ce que Beth le souligne, il avait pensé que pouvoir trouver une photo de sa fiancée dans les journaux l’amuserait aussi. Maintenant, il pense à l’envers du décor. Il réfléchit aux paparazzis qui pourraient la suivre, même s’il n’est pas à ses côtés. Il n’a pas peur des rumeurs qui pourraient courir – après tout, elle lui a fait confiance, il lui fait confiance tout autant. Mais il craint que la famille Everard, cette lignée si haute et distinguée, n’apprécie pas la chose, en plus de ne pas valider l’union. Il craint que les parents de Beth ne la rejettent encore davantage. Et s’il n’est, lui-même, pas le plus proche de sa famille, il refuse d’être la cause du moindre problème dans celle de Beth. Il ferme les yeux, s’efforce de repousser ses doutes, à lui. Et si son hypothèse venait à devenir réalité, il prendrait son courage à deux mains pour adresser deux mots aux parents Everard. Les mains de Beth, qu’il conserve dans les siennes, il les serre brièvement avant d’esquisser un nouveau sourire. « C’est toujours… Euh, déroutant, au début. Mais ça ira, ne t’en fais pas. » Il sait de quoi il parle. Même s’il s’y est, effectivement, habitué, ça lui aura pris du temps. Encore maintenant, il lui arrive de pester contre eux, contre ces rapaces sans scrupules qui n’hésitent pas à raconter n’importe quoi pour un peu d’argent. A plus d’une reprise, il s’est retenu de foutre son poing dans le nez d’un photographe à la sauvette. Il sait que si l’un d’eux a le mot trop contre Beth, il ne se retiendra plus. « C’est sûr, on peut difficilement faire pire que ta mère. » Une grimace défigure son visage mais il a adopté, volontairement, un ton léger. Celui de la plaisanterie. Certes, ce n’est pas demain qu’il partira en vacances avec Mrs Everard, mais elle n’est pas si horrible que ça. Juste particulièrement tendue dès qu’il apparaît et peu avenante vers lui. Il se doute bien qu’elle n’est pas comme ça au quotidien, du moins il ne l’espère pas, mais il n’a jamais pu s’empêcher de la comparer à Cruella depuis qu’il l’a rencontré. Un baiser sur la bague qui orne la main de Beth et un flash trop connu. Salim ferme les yeux avant de les rouvrir, amusé. « Non, ça c’est le début de la journée. Il reste encore les autographes à signer, les t-shirt qui volent dans tous les sens et ceux qui chantonnent des airs vaguement reconnaissables en pensant être discrets. » Sa main lâche celle de Beth pour qu’il passe une main autour de ses épaules. « Mais maintenant qu’ils ont une première photo qui va soulever les questions, autant les confirmer tout de suite, qu’en penses-tu ? » Il s’approche lentement avant de déposer un baiser sur les lèvres de Beth. Si l’envie de narguer les paparazzis, et Angie, est tentante en offrant aux spectateurs un baiser digne des classiques hollywoodiens, il y met rapidement un terme pour ne pas brusquer Beth plus que nécessaire. Le clic a retenti et, du coin de l’œil, il voit déjà le photographe jeter un œil sur les clichés qu’il vient de saisir. Il imagine son air abasourdi et Salim secoue la tête. « Et si on allait vraiment à Brooklyn, maintenant ? Jaz m’a parlé d’une galerie toute nouvelle et elle pense que ça pourrait te plaire. » Son bras, il le laisse autour des épaules de Beth, protecteur et, légèrement, possessif. Il joint donc le geste à la parole et entame la marche en direction de Brooklyn. En plein cœur du quartier, que lui avait dit Jaz. Pour le temps qu’il y passait, Salim espère être en mesure de retrouver la galerie sans trop de difficulté. « Taxi ou métro ? » S’il préfère la voie souterraine, il sait aussi qu’ils y croiseront forcément des regards curieux. Le paparazzi semble déjà être beaucoup pour sa fiancée, il ne veut pas lui imposer d’autres photo forcées.

En réponse à son trait d'humour, elle eut un rire maladroit. Beth avait conscience, plus que jamais, du gouffre qui les séparait l'un de l'autre. Salim était ce que ses parents considéraient comme une personne dangereuse pour le futur de leur fille. S'ils ne plaçaient en temps normal pas grand espoir dans leur progéniture, s'ils n'avaient de cesse de lui rappeler de façon pernicieuse qu'elle était une anomalie dans cette famille programmée pour la réussite sociale, apprendre qu'elle était en couple avec une rockstar avait fait l'effet d'une bombe auprès de ses parents. Naturellement, ceux-ci étant habitués à l'hypocrisie du milieu, ils ne se seraient jamais permis de faire ouvertement le moindre commentaire déplacé, mais Beth savait lire et déchiffrer les traits de sa mère. Ses lèvres retroussées en signe de désapprobation étaient généralement une bonne indication du mépris qu'elle offrait à tous ceux qui n'étaient pas comme elle. Comme elle étant, bien entendu, un concept totalement subjectif que l'on pouvait traduire par « issus de l'aristocratie américaine et bourrés de fric ». Si Salim pouvait éventuellement correspondre à la deuxième partie, il ne pouvait certainement pas feindre la première avec sa peau mate et son accent écossais. La première rencontre avait frôlé de très près le drame et encore maintenant, Beth savait qu'ils n'approuvaient pas et n'approuveraient jamais. Lorsqu'elle leur avait dit qu'elle avait une nouvelle à annoncer, le regard de sa mère s'était illuminé à l'idée qu'elle ait pu se séparer de Salim, pour s'assombrir à nouveau en apprenant que la benjamine allait se marier. Impossible de reprocher à son fiancé de ne pas être le plus grand fan de sa belle-famille. « Oh je crois que mon père n'est pas très loin d'elle » commenta-t-elle avec un sourire moqueur. « J'attends avec impatience le moment où je leur annoncerai qu'ils vont être grands-parents. J'imagine déjà leurs têtes. » Elle s'interrompit, presque gênée d'évoquer le sujet, le tabou de leur couple. Beth n'avait jamais rien voulu si fort que de devenir mère. Ne pas parvenir à tomber enceinte l'angoissait chaque jour un peu plus, et la possibilité d'être stérile devenait l'ombre au tableau. Epouser Salim lui donnait parfois l'impression d'une alternative pour pallier l'échec de la grossesse. Salim développa le programme des réjouissances, faisant monter d'autant plus l'anxiété chez sa fiancée, qui se laissa pourtant embrasser devant le cliquetis incessant des photographes. Si le doute avait subsisté jusqu'à présent, au moins le message devenait-il limpide : elle n'était pas juste une amie. Elle était avec lui et si les paparazzis se montraient un peu curieux, ils découvriraient sans mal la bague de fiançailles ornant son annulaire en attendant d'être remplacée par l'anneau qui scellerait leur union. « Voyons le côté positif de la chose : ils viennent de se faire suffisamment d'argent pour tenir tout un mois avec le prix auquel ils vont vendre les photos. » Non que cela fût particulièrement réjouissant pour Beth, qui n'avait aucune envie de voir son visage s'étaler sur des magazines nauséabonds, ni de recevoir des lettres de menace de fans endeuillées en apprenant la nouvelle de sa relation. Mais en tombant amoureuse de l'homme, elle avait du apprendre à vivre avec sa célébrité et tout ce qu'elle impliquait : dans le secret, d'abord, et à présent sous le feu des projecteurs. L'idée de se rendre dans une galerie arracha un sourire authentique à Beth, qui ne se plaisait jamais autant que dans un univers d'artiste. « Je crois que Jaz a bien saisi le personnage » répondit-elle, sans se départir de son sourire quasi enfantin. Le choix du moyen de transport n'en était pas vraiment un. Baby steps, fut tout ce qui lui vint à l'esprit. « Je ne sais pas si je peux supporter de voir tous les regards posés sur nous dans un métro » avoua Beth en se mordant la lèvre, gênée d'une telle confession. Elle n'avait rien de la fille brave, elle le savait, mais contrairement à son fiancé, elle n'était pas habituée à tout ce manège et il était possible qu'elle ne s'y habitue jamais, en vérité. « Je suis désolée, tu dois te dire que je suis la pire fiancée du monde. » Peut-être regretterait-il de s'être affiché publiquement avec elle un jour, mais Beth préférait ne pas penser à l'éventualité, distante mais pourtant réelle, qu'ils puissent ne pas passer le restant de leurs jours ensemble. Ironiquement, elle avait pourtant toujours été l'optimiste de la famille. Peut-être n'était-elle finalement pas si différente du reste de la famille Everard.

Beth est toujours tendue. Et cette tension, qu’il est capable de percevoir dans la façon qu’elle a de se tenir et dans son sourire qui lui paraît un peu crispé, Salim aimerait pouvoir la faire fuir. En général, l’humour a le bon effet. Alors c’est le chemin qu’il adopte. Un sourire, une blague. La mention des parents Everard, deux âmes froides et, du point de vue de la rockstar, insensibles. Il laisse un rire lui échapper. « Oh, mais je n’ai pas dit que ton père m’était beaucoup plus sympathique… Même si j’imagine plutôt ta mère ordonner qu’on glisse du poison dans mon assiette. » Le patriarche Everard a un petit truc moins féroce, peut-être. Salim ne se fait pas d’idées, il sait bien que le père de sa fiancée ne l’apprécie pas davantage que son épouse, mais… Mais il préfère se répéter que Mr Everard se contenterait de le foutre dehors avec de grands gestes. Son sourire se fane, lentement. Parce que l’idée qu’il y ait, un jour, un petit Pajany-Everard devient de plus en plus floue, pour lui. Parce que ça lui semble être une idée qu’ils ne pourront jamais réaliser, un rêve qui restera, à jamais, songe. Fantaisie. La gorge serrée, le guitariste s’efforce de retrouver son air enjoué, son sourire. Mais la douleur est là, au fond de son cœur, à mesure qu’il prend conscience qu’il ne deviendra peut-être jamais père. « Mais le jour où ce petit bout pointera le bout de son nez, ils ne pourront pas s’empêcher de fondre. Parce qu’il, ou elle, aura mon joli teint de peau mais ton adorable sourire. Et on ne peut pas ne pas tomber sous le charme d’un tel sourire. » Il essaie de retrouver son ton léger, il essaie d’apaiser le saignement dans sa poitrine. Mais il n’est pas certain d’y être parvenu. Il serra brièvement le bras de la jeune femme. Réconfort. Sourire retenu à cause de sa peine. Changer de sujet. Rapidement. Pour ne pas se lancer sur un terrain aussi glissant, aussi terrible que celui-ci. Son sourire s’élargit, plus sincère. « Ah ça, c’est clair. On devrait demander un pourcentage sur ce qu’ils touchent grâce à ces photos. Après tout, il s’agit de nos visages. Droit d’auteur, tout ça, tout ça. » Il n’a jamais été à l’aise avec le droit, alors le jargon exact, il lui échappe. Mais il se doute que Beth aura compris l’essentiel. « C’est parce que Jaz rocks. Et elle t’apprécie vraiment beaucoup. » Ce qui, il le sait, n’est pas toujours le cas. Il se souvient encore des regards de Jax. A l’exception de Lew, tous ont le souvenir de la rupture du guitariste avec Maebh. La douleur, la drogue. Autant de choses qu’ils veulent éviter. Il fronce les sourcils, s’éloigne d’un pas pour mieux scruter Beth. Mais elle semble sérieuse. Un peu trop, même. Il secoue la tête, lui attrape le menton. Dur et tendre à la fois. « Hey, je t’ai laissé le choix, ok ? Si j’avais voulu prendre le métro, je n’aurais pas posé la question. » Il a mal à l’idée que Beth puisse se sentir aussi mal. Qu’elle puisse avoir cette image d’elle-même quand elle n’est, à ses yeux, que la plus fantastique des femmes. « Comment peux-tu penser que tu es la pire fiancée alors que tu es la meilleure ? Tout le monde n’aurait pas accepté de se sacrifier autant que toi, Beth. Je veux dire… Tout le monde n’aurait pas accepté les excentricités d’Angie comme le fait de devoir se tenir cachée pendant deux ans. Tout le monde n’aurait pas supporter de me voir défiler avec d’autres femmes juste parce que mon agent le souhaitait, pour conserver mon image de rockstar. Toi, si. Tu l’as fait et sans te plaindre. Tu as le droit de ne pas être à l’aise. Tu mérites qu’on prenne un peu soin de toi. » Et c’est bien ce qu’il est déterminé à faire. Il tend une main pour l’attraper à la taille et la rapprocher de lui par ce biais. « Je t’aime, Beth. Et ce n’est pas parce que tu préfères prendre un taxi que ça va changer quoi que ce soit. » Il fait fi des autres, ignore les passants qui se sont arrêtés pour observer la scène – pour tenter de s’immiscer dans la vie du rockeur. Il se penche vers sa fiancée et dépose un baiser sur les lèvres de celle-ci. Peut-être qu’il y a un autre clic, peut-être qu’il y a des murmures. Il s’en fout. Il décide de s’en foutre. Et quand il s’éloigne des lèvres de Beth, son regard ne laisse pas trace aux doutes. Son pouce s’attarde sur la joue de la jeune femme, lentement avant qu’il n’esquisse un sourire. « Allez, viens. » Il passe un bras autour de ses épaules, s’approche du bord du trottoir et hèle un premier taxi. La voiture s’arrête devant eux et Salim ouvre la porte pour laisser passer sa fiancée en première. Il monte à sa suite, donne l’adresse au chauffeur qui se lance immédiatement dans la circulation new yorkaise. Le long du trajet, Salim reste silencieux, une main posée sur la cuisse de Beth, les yeux rivés sur elle. Et quand, enfin, le taxi s’arrête, Salim paie la course et descend. Il tend la main en direction de Beth, peu déterminé à la lâcher maintenant qu’ils ont décidé de ne plus vivre dans l’ombre. « Nous y voilà donc. Je pense que c’est celle-ci. » Il désigne une boutique, une enseigne, au style un peu baroque. Avec un haussement d’épaule, il se dirige vers la boutique. La réaction de Beth sera déterminant pour le prochain message envoyé à Jaz.