you're the judge, oh no - jed

C’est le son de la guitare qui le tire du sommeil lourd dans lequel il s’était plongé. Coup d’œil au réveil. Pas loin de midi. Trop tôt pour lui, qui s’est couché vers les cinq heures du matin, en rentrant de sa soirée très fortement arrosée. L’album est fini d’être enregistré, fallait fêter ça dignement. Il inspire, plonge la tête sous l’oreille. Tend une main à côté de lui. Mais la place est vide. Et, par le froid laissé, depuis au moins une heure. Il entend les cordes de sa guitare résonner à nouveau et se relève, lentement. Les traces du drap marquent son visage et son torse nu. Son œil droit a du mal à rester ouvert, c’est donc avec une paupière close qu’il se dirige dans le grand salon, une main ébouriffant ses cheveux. Elle est là, assise sur le canapé dans sa chemise de nuit, la guitare sur les genoux, à réviser les accords qu’il tente de lui apprendre depuis quelques semaines. Salim a un sourire. Elle est concentrée. Plus que jamais. Baiser sur sa tempe, une caresse sur son bras et il va enclencher la cafetière pour purger cette gueule de bois. Quelques paroles se prononcent avant qu’elle n’abandonne la guitare acoustique pour se glisser sous la douche. Il lui lance un regard lascif, aucun doute sur ses intentions de mâle. Ni sur ses envies. Mais d’abord, le café. Pour se réveiller complètement. Accoudé au plan de travail, Salim attend que les dernières gouttes cessent de tomber dans la tasse. On sonne à la porte. Il se frotte un œil, va vers l’entrée, ouvre la porte en bâillant à pleine bouche. Il n’a pas vérifié l’identité de celui qui débarque de si bonne heure. S’imagine que ça doit être le manager, un membre du groupe. Mais c’est le visage de l’aîné Gaffney qui se présente à lui et, aussitôt, Salim regrette de ne pas s’être habillé davantage. Histoire de ne pas ouvrir la porte en calebute. Il bloque la porte par son épaule. « Salut Jed. » Il s’autorise un sourire qu’il sait noué. C’est qu’il se doute que Jed ne vient pas en bon pote pour une partie de jeux vidéos ou pour aller boire un coup. Plus maintenant, en tout cas. « Que me vaux l’honneur de ta visite ? » Une mauvaise nouvelle, sans doute. L’espace d’une seconde, Salim panique intérieurement à l’idée qu’il soit arrivé malheur à Maebh. Mais en prenant le temps de la réflexion, il n’est pas certain de figurer parmi les personnes à prévenir en cas de besoin. A juste titre, sans doute, même s’ils ont passé un bon moment, l’autre soir.

there's only two ways that these things can go,
good or bad and how was I to know that all your friends
won't hold any grudges, I got the final judgment

Maebh est tout pour toi, tu ne le lui dis sans doute pas suffisamment. Tu ne sais pas faire ça, tu n'as jamais su être ouvert et sentimental. Mais tu es capable de le montrer, de différentes manières, parfois maladroitement. Ou, souvent maladroitement. En bon grand frère protecteur, il est de ton devoir de la protéger. Tu as le sentiment d'avoir failli à cette tâche durant ton exil américain, et entends bien te rattraper. Tu n'étais pas là lorsqu'elle a eu le cœur brisé, mais tu as aujourd’hui l'occasion de prévenir un second incident. Apprendre qu'elle avait croisé son ex t'a énervé, tu refuses de la voir souffrir. Ta colère n'est cependant dirigée envers personne, tu souhaites simplement prendre soin d'elle après l'avoir traînée ici. Tu l'aimais bien, Salim. Un musicien talentueux, une personne intéressante, tu t'en étais fait un ami. Mais on ne touche pas à ta cadette, il t'était impossible de continuer à le considérer comme tel après avoir compris qui il est. Ce qu'il a fait, bien qu'il n'ait sans doute jamais voulu la blesser -toi, plus que quiconque, tu peux comprendre mais, encore une fois, il s'agit de ta petite soeur. Tu frappes donc à sa porte un matin, relativement tard selon toi. Tu as l'intention d'être de retour à temps pour manger en compagnie de bébé Gaffney, tu ne perdras donc pas de temps. La porte finit par s'ouvrir pour dévoiler le jeune homme, face auquel tu demeures interdit jusqu'à ce qu'il ne prenne la parole. « Salut, Salim. » Ton regard tombe sur la tenue de ton interlocuteur, plus exactement son manque de tenue, et tu chasses l'ombre d'un sourire alors que tes yeux accrochent les siens. « À ton avis ? J'ai appris que tu avais vu ma soeur », lâches-tu posément, décidé à ne pas te montrer trop offensif, la dernière chose que tu souhaites étant que Maebh te fasse la tête s'il lui rapporte une conversation houleuse.

Il inspire et un soupir manque de passer ses lèvres. Bien sûr. Jed est courant, forcément. Il ne serait sans doute pas revenu par simple nostalgie du bon temps passé ensemble, à parler musique sans ressentir la pression de leur entourage habituel. Maebh lui aura raconter la soirée de fond en comble, incapable de mentir à son aîné. Salim tourne la tête, coupable. Il ne voit pas quoi répondre. Ce n’est pas même une accusation – et quand bien c’en aurait été une, il n’aurait pas su comment se défendre. Alors, finalement, il s’efface légèrement, invite Jed à entrer dans l’appartement. Il ne sera pas question de lui proposer un café ou un verre, mais juste d’éviter un courant d’air en laissant la porte ouverte. Il se frotte la nuque en allant éteindre la cafetière. « Ecoute, c’est pas comme si je l’avais prévu, ok ? Je savais même pas qu’elle était à New York ! » Grâce à qui est la question qu’il n’ajoutera pas. Il n’a pas envie d’envenimer leur relation. Elle est déjà suffisamment compliquée comme ça. « Il se trouve qu’elle bosse dans un bar où j’vais souvent traîner. » Et où il retournera, que Jed soit content ou non. Ce bar est le seul à servir de véritables boissons irlandaises, le seul où la musique ne soit pas trop dégueu. Et, maintenant, le seul où il sait qu’il pourra retrouver Maebh. Ne pas y retourner tous les soirs pour ne pas briser ses habitudes et éveiller quelques soupçons de la part de tout le monde a été difficile, toute la semaine. Parce que s’il se doit d’être honnête, depuis qu’il a recroisé l’ange de Dublin, il n’y a que son visage qui hante ses rêves. « Elle a dû t’le dire, il s’est rien passé. C’était juste… De vieilles connaissances qui se sont retrouvées dans un cadre sympa et qui ont partagé un verre. Rien de plus. » Même si les verres étaient nombreux et qu’il aurait bien aimé que la soirée ne connaisse jamais de fin. Même si sourire était moins douloureux, face à elle. Même si la revoir, c’était presque comme ne l’avoir jamais quittée. « J’vois pas c’que tu veux que je te dise de plus. » Des promesses, il n’en fera pas. Pas s’il sait qu’il ne pourra les tenir. Il tente de sourire. Ce n’est qu’une grimace crispée et amère qui lui étire les lèvres à la place.

Ta seule crainte est de devoir ramasser ta soeur à la petite cuillère si Salim lui donne à nouveau de faux espoirs. Aussi, tu ne souhaites pas réellement avoir à en venir aux mains avec lui, après tout vous étiez amis, et quoi que tu dises tu n'as pas cessé d'apprécier les aspects de sa personne qui faisaient de vous ce que vous étiez. Le fait est que, dès que Maebh l'a évoqué lors de votre sortie de ce dimanche, tu n'as pu que penser au mal que ça pourrait lui faire. Elle est à New York, avec toi, sous ta protection, pour justement éviter d'être confrontée à quoi que ce soit susceptible de la bloquer à nouveau. Tu ne veux pas qu'elle s'expose à de nouvelles souffrances après être finalement passée plus ou moins outre la maladie de votre mère. Sans oublier que celle-ci ne tardera pas à se rappeler violemment à vous, tu le sais, cela ne se compte plus en mois. Tu adresses un léger signe de tête au jeune homme lorsqu'il te laisse entrer, et suis ses déplacements du regard tout en l'écoutant parler. Tu n'as besoin de rien dire, il se défend sans même avoir été confronté à quoi que ce soit. Plutôt révélateur. Il a le sentiment de devoir justifier son entrevue avec ta soeur, te confirmant sans même que tu le demandes que ça représentait plus que des retrouvailles fortuites qu'il aurait vite fait d'oublier. Tu l'écoutes sans mot dire, attentif, comme impatient d'entendre la suite. C'est important, tu te dois de définir ses intentions. N'oublions pas que sa réputation le précède. Lorsqu'il a finalement terminé, tu te permets de t'asseoir et verrouilles ton regard au sien. « J'ai à peine évoqué Maebh, et tu as commencé à te justifier, Salim. Je ne t'ai rien reproché. » Tu esquisses un léger sourire que tu as vite fait de réprimer, amusé malgré toi. « Alors explique-moi, pourquoi te sens-tu si coupable ? » Tu penches légèrement la tête sur le côté, tout ouïe.

Un rire amer secoue ses épaules. Salim regarde Jed prendre place, envahir l’espace, son espace. Lui, il reste debout, croise les bras. « Viens pas me faire croire que t’es venue par nostalgie, Jed. Ou m’annoncer que tu es ravi que j’ai revu Maebh. » Parce qu’il sait que ce serait faux. Il sait que ce n’est pas le cas. Tout comme il sait qu’il n’avouera pas non plus que l’avoir croisée de manière aussi fortuite lui a fait un bien fou. La question le déstabilise. Ses bras se décroisent et il pose la main sur le dossier du canapé. Se retenir. Il se sent coupable ? Oui, peut-être. Mais pas pour les raisons auxquelles Jed doit penser. Bon. Il n’y a pas été de main morte dans les mots crachés au visage de l’irlandaise. Il les regrette, oui. Bien sûr. Il les a regrettés à l’instant où il les a prononcés. Mais s’il ressent une pointe de culpabilité lui pincer le cœur c’est davantage parce qu’il a osé penser que Maebh n’était qu’un voile de son passé. Parce qu’il osé croire qu’une autre pourrait prendre sa place. Coupable d’avoir voulu tourner cette page de son histoire. Coupable de s’être aperçu cette soirée-là qu’il n’en était pas capable. Coupable, surtout, d’avoir l’impression d’avoir trahi l’irlandaise en se fiançant avec une autre. C’est idiot, pourtant. Il porte une main légèrement tremblante à son nez qu’il pince. « Laisse tomber. » C’est pas comme s’il espère que le chef d’orchestre puisse comprendre, ou imaginer. Jed, il était pas là durant les deux années de bonheur. Jed, il a seulement su après-coup, seulement vu l’après-coup. Il joue son rôle de grand frère, Salim se répète. Un rôle qu’il effectuerait de la même manière, s’il avait une petite sœur, lui aussi. Il ferme les yeux un instant, se penche jusqu’à laisser ses deux bras pendre par-dessus le dossier. « Je me sens pas coupable. Le temps a passé et… C’est tout. » Parce que ça l’est. Tout. Mais pas entièrement non plus. Il a oublié, l’espace d’une seconde, que les années ont défilé. Que dix ans séparent leur présent de leur passé. Qu’une alliance est venue s’interposer. Parce que c’est comme ça, devant la dublinoise. Rien ne semble avoir totalement changé. Et pourtant, tout l’est. Sa vue se trouble. Il peut revoir ce visage. Il se masse une tempe, laisse un soupir lui échapper. « J’ai appris, pour ta mère. » Il précise. Jette un regard en biais à l’homme qui s’est emparé de son chez lui comme s’il s’agissait de son royaume. Si le changement de sujet est brutal, il ne s’en sert pas, pas totalement, comme d’un prétexte. Jed, c’était l’ami. Tout comme il s’est montré sincère face à Maebh, il l’est face à Jedidiah.

Roulant des épaules, tu détailles Salim, conscient de ton intrusion. Son rire a pour seul effet de ramener ton attention sur la conversation. « Effectivement, je ne suis pas là parce que tu me manquais, mais bien parce que ma petite soeur n'a plus à souffrir. De quelque façon que ce soit. » Tes yeux sont rivés aux siens. Ton ton un peu plus accusateur que tu ne le souhaiterais, seulement vous n'en avez jamais vraiment parlé... Tu aurais beaucoup à redire sur la façon dont il a laissé tomber Maebh. « Cependant, je ne t'ai encore accusé de rien. » Tu scrutes son regard, tentes de deviner ce qui se passe derrière. Pas pour lui, ni pour toi, après tout son état n'est plus exactement ton problème. Non, tu penses à ta soeur, celle qui l'a pleuré, celle qu'il a laissée derrière exactement comme tu l'as fait avant lui. Quelque chose le ronge, Salim, et tu ne saurais dire quel genre de culpabilité il peut bien ressentir. Tu ne l'as jamais suffisamment bien connu, et tu commences à le regretter. C'est un peu calculateur de ta part, il faut dire que pour Mae tu ferais n'importe quoi. Tu n'étais pas présent la première fois, tu ne laisseras pas à Salim une seconde chance de lui briser le cœur. Tu l'apprécies, ou l'appréciais, mais certainement pas assez que pour le laisser approcher ta soeur. Tu hausses un sourcil au "laisse tomber", comme si c'était possible, ou ne serais-ce qu'envisageable. No way. Plus il parle, plus le jeune rockeur perd en clarté, ainsi qu'en crédibilité il faut le souligner. Il s'agite trop, réfléchit trop. Tu ne pourrais pas lui reprocher de tenir encore à Maebh, de ne pas pouvoir la sortir de sa tête, de ne pas vouloir la lâcher maintenant qu'il l'a retrouvée. C'est un ange, et tu te targues d'être la personne qui l'aime le plus au monde. Tu sais qu'elle est difficile à oublier, et encore plus à éviter. C'est pourtant ce que tu te dois de demander à Salim, car il n'a pas le droit de la blesser à nouveau. Il a laissé passer sa chance. Tu es happé par un autre sujet, à l'évocation de ta mère. Votre mère. Pris de court, par surprise, tu demeures muet un instant. Tu n'as évoqué le sujet avec personne mis à part les membres de la famille, et il faut avouer que ce n'était pas au programme. C'est plus douloureux que tu ne te l'imaginais. C'est brutal, et presque mesquin, mais tu sais qu'il ne te veut pas de mal. Tu le penses, du moins. Ton regard s'est perdu au sol, tandis que tu te recomposes, cherchant les mots qui balaieront le sujet rapidement. « C'est la vie », lâches-tu, phrase bateau à laquelle tu ne crois qu'à moitié. Vivre, puis mourir, c'est la logique des choses en effet. Ce n'en est pas moins douloureux pour ceux qui restent. Pour toi.

Souffrir. Le mot résonne comme un coup de tonnerre, ou, plus juste, comme une détonation. Il a l’impression que Jedidiah a cherché à le blesser en lui rappelant la douleur passée de Maebh. Et ça l’agace. Pourquoi tout le monde pense que la dublinoise a été la seule, à souffrir de cette séparation ? Il l’a peut-être amorcé, il n’a pas détruit ce qui aurait pu être, d’eux, un jour. Plus tard. Il n’est pas celui qui a brisé les espoirs d’un nouveau eux, quand ils seraient plus matures, plus prêts, peut-être. Tout le monde passe sous silence son propre mal qui, pourtant, a duré des années. Tout le monde oublie que s’il s’affichait avec un sourire en public, c’est parce que son manager ne lui a pas tellement laissé le choix. Personne ne sait que son manager ne lui a, de toute façon, pas trop laissé le choix non plus de quitter Dublin et Maebh par la même occasion. « Bien sûr. » Son ton devient amer. Il en a marre qu’on minimise sa propre douleur ou son propre attachement à la jeune fille. Comme si ses sentiments à lui n’étaient rien. « C’est vrai qu’elle a été la seule à en pâtir, j’oublie. » Le sarcasme ne lui ressemble pas. Il sait en user, mais il ne le fait jamais. Il n’est pas tellement Chandler Bing et s’il apprécie les commentaires du personnage de la série mythique, il n’apprécie jamais en faire lui-même. Il n’aime pas le jugement qu’il est capable de deviner dans le regard de celui qu’il a considéré comme un ami. Parce qu’il estime que Jed n’est pas la personne appropriée pour le juger. Jed, il ignore tout, il sait rien. Que Maebh l’accuse passe encore ; il peut comprendre. Mais que Jed, qui n’était pas là, s’y mette, il ne l’accepte pas. « Non, du tout. Tu sous-entends juste que je vais forcément la faire souffrir si je la revoie. » Ou que la revoir signifie la faire souffrir, Salim ne sait pas trop. Il n’a rien promis. Il n’a pas promis de la revoir, même s’il sait qu’il fera tout pour croiser son chemin ; il n’a pas promis de la rendre heureuse non plus, même s’il fera tout pour ne plus la faire pleurer. Est-ce qu’il a voulu lui briser le cœur, il y a dix ans ? Non. Ce n’est toujours pas au menu, d’ailleurs. Des larmes de Maebh au petit déjeuner, il n’en veut pas. Il préfère son sourire le matin et son rire en guise de goûter. Le regard de Jed sur lui, il commence à s’en lasser. S’en agacer, aussi. Il soupire, encore. « Si t’as l’intention de rester là jusqu’à ce que je t’avoue un truc, tu risques d’être déçu. Si t’as une question à me poser, pose-la. Je te promets d’y répondre franchement. » Dans le cas contraire, il l’invite à prendre la porte, même s’il ne le dit pas. C’est qu’il n’a pas que ça à faire, au final. Il n’a pas envie de perdre du temps à tourner autour du pot parce que Jedidiah ne sait pas formuler une foutue question. S’il ne l’accuse pas, qu’il se tire donc. Et s’il l’accuse, qu’il le fasse dans les règles de l’art. Le visage de Jed s’effrite. Dans un film, il tomberait, deviendrait poussière et Jed laissera sa place à un monstre des années quatre-vingt qui se jetterait sur lui, ou bien mourrait. Mais ils ne sont pas un film. Jed reste Jed, son visage retrouve son impassibilité bien vite et Salim baisse les yeux. Il a des questions qui se bousculent. Des questions qu’il n’a pas osé poser à Maebh pour ne pas plomber l’ambiance de la soirée. Des questions qu’il ne posera pas davantage à Jed. Pas aujourd’hui, en tout cas. « Je suis désolé. » Un murmure. Désolé d’apprendre que leur mère va mal. Désolé de ne pas avoir de solution à apporter. Désolé d’être conscient que ce désolé ne servira à rien.

Sans doute l'amertume de Salim est-elle légitime, tu sais qu'entendre minimiser ta souffrance dans la fin tragique de ta relation avec Aidlinn aurait le même effet sur toi, cependant le fait qu'il en ait souffert ne change rien aux faits. Tout comme ton cœur explosé n'excuse pas ton inaction des dernières années. Le parallèle est si aisé que c'en est troublant, à croire que les Gaffney sont destinés à abandonner et être abandonnés. « Ce n'est pas elle qui est partie », soulignes-tu simplement. « Je sais que tu en as également souffert, mais je suis là pour Maebh. » Tu n'insinues pas que la peine de Salim t'indiffère, mais ce n'est pas le sujet actuel. Si tu devais demander à quelqu'un de ne pas lui faire de mal, ce serait à ta soeur elle-même, et au fond peut-être que tu le feras. Tu ne tentes pas de les empêcher de se voir, vous n'êtes pas de stupides familles ennemies à la Roméo et Juliette, mais tu veux protéger ta cadette. Peut-être les protéger tous les deux, car ce qu'il reste de ton amitié avec le musicien pèse dans la balance. Tu as appris à le connaître et à l'apprécier, tu sais qu'il ne serait pas néfaste à Maebh s'ils n'avaient pas déjà un passif. Tu aurais peut-être même pu approuver une relation entre eux si elle avait commencé ici, après avoir évidemment mis en garde le jeune homme en ne plaisantant qu'à moitié. « Et ce n'est pas le cas ? Tu la connais aussi bien que moi, elle ne le dira peut-être pas mais elle est douce et fragile. Je ne dis pas que tu veux la blesser, je sais pertinemment que ce n'est pas le cas, mais c'est un risque qui m'effraie. » Tu tiens trop à ta soeur, et à son sourire éclatant. Tu ne supportes nulle autre expression sur ses traits. Tu as beau te douter que Salim n'est pas plus intéressé que toi par le fait de la voir au plus mal, tu n'en ressens pas moins le besoin de lui rappeler d'y prêter attention. Maebh, elle est précieuse, elle mérite ce qu'il y a de mieux, et quoi qu'il faille faire pour que cela arrive tu es décidé à t'y mettre. Il s'impatiente, Salim, face à tes accusations à demi-mots, et tu peux le comprendre. Tu prends le temps de formuler les choses correctement dans ton esprit, même si cela sonne différemment une fois les mots prononcés. « Je ne veux pas te poser de question, Salim. Je veux que tu me promettes une chose. Je veux que tu me regardes dans les yeux et me dises que tu feras tout ce qui est en ton pouvoir pour ne pas blesser ma soeur. Je l'aime plus que tout, et j'ai beau t'apprécier je n'accepterais pas qu'elle pleure à nouveau dans mes bras. » Là, tu ne le menaces pas. Ou peut-être un peu, tu ne saurais trop le dire. Tu veux le bien de mini, c'est ton rôle et ta mission. Bien vite, tu perds à la fois ton assurance, et la face. L'évocation de ta mère t'es douloureuse, rappel du décompte macabre qu'il vous faut tenir depuis déjà des mois. De la distance, et du fait que ni Maebh ni toi ne serez auprès d'elle à la fin. Vous n'en avez pas envie, et elle moins encore, mais l'idée de vous trouver si loin te déplaît -comme si tu pouvais faire quelque chose en te trouvant à son chevet. Tu rassembles tes pensées afin de faire face à Salim, mais tout ce qui franchit ses lèvres sont trois mots rituels. Tu déglutis, incertain. « Merci. » Tu supposes que c'est ce qu'il faut dire dans ces cas-là. « Bref, j'ai dit ce que j'avais à dire, je pense. J'ajouterais seulement que je suis désolé que les choses aient tourné de cette façon entre nous, c'était involontaire. Peut-être que ça s'arrangera. » Tu t'es levé tout en monologuant.

La langue sur les dents, Salim opine du chef. Non. Ce n’est pas Maebh qui est parti, c’est lui. Sciemment, pour vivre un rêve, un rêve qui le porte maintenant. Parce que le choix ne lui a pas totalement été laissé. Et s’il ne s’est pas retourné, ce n’est pas par pure indifférence, contrairement à ce que l’ensemble du monde semble penser. Il détourne le regard, soupire, secoue la tête. Il sait que Jed ne pense pas à mal. Il sait que Jed incarne juste un peu trop bien son rôle de grand frère. Mais ça ne change rien au fait qu’il soit las de ces accusations. « Non, c’est vrai. Je suis parti. Mais je n’ai pas été le premier à l’abandonner. » Et, quelque part, peut-être que si Jed s’était trouvé en terre irlandaise lors de la rupture, Maebh n’aurait pas pleuré autant. C’est que Salim aime se dire, parfois, quand il y repense. « Ne fais pas comme si tu avais été là, à cette époque. Tu n’y étais pas, tu ne l’as pas prise dans tes bras. » Il se surprend de la douceur de son ton, mais de l’acidité de ses mots. Il se doute que Jed a bien dû passer des heures au téléphone, à entendre les larmes de sa cadette, mais ce n’est pas exactement pareil. Il n’était pas réellement là. Il n’a pas le droit de juger, pas le droit d’accuser. Il pourrait redire ce qu’il a déjà dit à Maebh, mais il ne le fait pas. Jed n’a pas besoin de savoir. « Alors quoi ? Tu vas l’empêcher d’approcher de quiconque parce qu’il y a un risque que quiconque la blesse ? Elle n’a plus trois ans. Elle est en âge de choisir qui elle veut faire entrer dans sa vie, ce qu’elle souhaite en faire. » Il ne se met pas au centre, mais l’idée est sous-jacente. Si Maebh ne le repousse pas, il ne cherchera pas à quitter la vie de la dublinoise. Le pire est derrière, c’est ce qu’il se répète, le musicien. Les larmes, les mots durs. Tout ça, ils l’ont déjà vécu. Maintenant, ils ont tourné la page, l’un comme l’autre. Et ce qui leur reste, c’est la nostalgie d’un quelque chose de formidable, de presque irréel. Pour lui, en tout cas, c’est ce que à quoi ça ressemble. « Dis-moi une chose. Pourquoi es-tu tant persuadé que je vais la faire souffrir ? J’ai tourné la page, elle aussi. » Malgré des non-dits et des sentiments refaisant surface après dix ans de silence. Même s’ils sont là, ces foutus sentiments, même si l’envie de revoir Maebh est là, elle aussi, Salim sait qu’il ne risquera pas, lui non plus, une rechute. La désintoxe passe une fois, il n’y tiendra pas une seconde fois. Et Angie, surtout, l’assassinerait si elle l’apprenait. Renouer avec Maebh, oui, bien sûr. Mais en restant prudent, en enchaînant son cœur au fond d’une cave pour ne pas commettre les erreurs du passé. Son regard, finalement, il le rive dans celui de Jed. Sans rien dire, dans un premier temps. Il déteste promettre. Il déteste devoir sa parole à quelqu’un. Et même là, même face à Jed, même pour cette cause à laquelle il adhère, il déteste l’idée de devoir le faire. Il voudrait que les gens arrêtent d’attendre de lui un comportement qui ne lui ressemble pas, qu’ils arrêtent de vouloir lui donner des ordres. Pourtant, quand le visage de Maebh se forme devant ses yeux, il ne peut que souffler. « Ravale tes menaces, Jed. Je n’ai aucune intention de la blesser. » Parce que la blesser, c’est se blesser. Il n’a pas peur de Jed, il ne craint pas la colère du grand frère. Il ne sait même pas que ce dernier compte lui faire si jamais, ô grand jamais, Maebh venait à souffrir une nouvelle fois par sa faute. Quoiqu’il en ait en tête, ce sera sûrement toujours trop tard, comparé à ce qu’il serait capable de s’infliger. La drogue, il la refuse, mais l’alcool, il en est moins sûr. Salim le regarde se lever, celui qui aurait pu, pendant un temps, devenir son beau-frère et c’est étrange de le voir comme tel pendant cette fraction de seconde. De se dire qu’il aurait pu être celui à qui il aurait demandé d’être le témoin pour un mariage qui n’aura jamais lieu. Le sourire de Salim est amer. Involontaire. « Ça n’avait pas besoin de tourner comme ça et tu le sais. » D’accord, s’apercevoir que Jed était le frangin de Maebh l’avait dérouté, un bref instant. Mais jamais il ne lui aurait demandé de venir se mêler de ses affaires, de leurs affaires. En croisant Jed, avant de savoir que Jed était Jed, Salim avait vraiment tourné la page. Ils auraient pu rester potes. Mais non. Il y avait la distance, puis le grand écart à faire. Maintenant, il paraît peu probable que les choses puissent s’arranger. « Je suppose que je vais devoir attendre un moment avant de te revoir, alors… » Il vacille un instant, incertain. « Bonne continuation. » Pour l’orchestre, pour Maebh, pour tout. Malgré tout, Salim ne bouge pas. Il n’a pas l’intention de le raccompagner à la porte, Jed est assez grand pour s’y reconduire tout seul.