(cora) thanks for the memories

On lui avait souvent dit, pourtant, qu'elle n'avait rien à faire là. Les première fois, Rhiannon avait entendu les mêmes répliques cinglantes et sexistes sur sa tenue vestimentaire, sa manucure parfaitement exécutée, ou ses talons hauts brillants. Il était juste de noter qu'effectivement, elle ne collait pas vraiment à l'ambiance du bar, dont l'aspect brut et les clients mal rasés contrastaient avec tout ce qu'elle était. Pourtant, elle adorait cet endroit. Elle avait persisté, se présentant régulièrement au comptoir, devenant une habituée et par conséquent, invisible aux yeux des autres clients, qui désormais se contentaient de plaisanter lorsqu'elle passait la porte. - Comme d'habitude, Johnny, lança-t-elle au barman, faisant claquer ses ongles sur le bois usé du comptoir. C'était là, son repère, son moyen de décompresser, sur les tabourets hauts d'un bar minuscule et mal famé d'une rue sombre de New-York, après avoir fréquenté les bureaux nickels du magazine. Elle sourit vaguement, fixant le verre que le barman venait de poser entre ses mains. Elle le leva dans un toast silencieux accompagné d'un hochement de tête de Johnny, et bu une longue gorgée qui lui brûla la gorge. Elle resta un instant sans bouger, perdue dans son propre crâne. Elle fit à peine attention à la silhouette qui venait de prendre place à côté d'elle, trop occupée à fixer le fond de son verre. Pourtant, lorsqu'une voix s'éleva de l'inconnue, elle ne pu s'empêcher de tourner rapidement le regard. Elle connaissait bien ces boucles châtains et ce visage. Du moins, elle l'avait connu, il fut un temps. Si elle le reconnaissait aujourd'hui, c'était simplement parce qu'elle avait eu l'occasion de discuter avec Cora quelques semaines auparavant. Sans ça, elle l'aurait sans doute ignorée. Elle se racla la gorge, incertaine de comment entamer la conversation. Elle se contenta de tourner ses yeux bleus vers celle qui était son amie à l'université, et qu'elle avait perdu de vue ensuite. - Longue journée ? Elle jouait machinalement avec son verre. De ce qu'elle avait appris, Cora exerçait presque le même métier qu'elle, dans un magazine concurrent. Et bien plus populaire. - Je vois qu'on a gardé les mêmes vieilles habitudes. Elle rit doucement, se remémorant vaguement ces soirées qu'elles avaient passé après les cours dans le même bar, comme un rituel. Elles avaient été amies, très amies, même. Mais les choses avaient fait qu'une compétition s'était installée, au point de dégrader la seule amitié que Ryan n'avait pas (encore) gâchée de sa jalousie maladive.

Son ambition, c'était ce que voyaient les autres chez Ryan. Une envie d'atteindre les sommets si forte, si violente, qu'on le devinait trop facilement. Ce qu'on ne voyait pas, cependant, c'était que cette ambition avait toujours été nourrie par le besoin d'être meilleure, meilleure que Bea. C'en était presque malsain, cette soif constante d'être au-dessus, au centre de la scène, les projecteurs braqués sur elle. Sans ça, Rhiannon s'était toujours sentie vide. Vide d'intérêt, vide de sens, elle ne vivait désormais plus que pour qu'on la voit. Pourtant, elle supportait mal la pression, ravalant tout ce qu'elle pouvait, jusqu'à ce qu'un jour, ça ne puisse plus. Elle noyait ses doutes et son manque de confiance en elle dans une assurance feinte et un verre de whiskey. Ça n'avait jamais été facile pour elle, de gérer ça au quotidien, d'autant plus lorsque tout le monde autour de vous est meilleur. Plus jolie, plus maligne, plus drôle, plus intelligente, plus douée. Et Cora, elle avait toujours été ce plus qui prenait Ryan à la gorge et la faisait bouillonner intérieurement. Et parce que Ryan était Ryan, sa quête de la perfection avait dépassé des limites, lorsqu'elle avait décidé à la faculté qu'elle ne laisserait pas Cora gâcher en un battement de cil tout ce qu'elle s'efforçait de construire depuis des années. C'était immature, indécent, inutile, mais pour Ryan, c'était tout. Tout ce qu'elle pouvait, ce qu'elle voulait, ce qu'elle était. Un corps animé par la jalousie et l'envie. C'était tout. Elle hocha la tête, approuvant les quelques mots de Cora. Comme si elle n'en avait pas assez bavé à l'université, elle se trouvait désormais littéralement la concurrente de son amie, ou le peu qu'il en restait depuis sa crise de folie des grandeurs. Pourtant, elle se voulait sympathique ce soir-là. Du moins, elle essayait de l'être. - Ça va très bien. Elle aurait pu ajouter que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, insister sur la vie parfaite qu'elle croyait mener, se vanter de sa place au sommet. Mais elle n'en fit rien. Parce que, peut-être, elle ne se sentait pas obligée d'en rajouter, avec Cora. Parce que, peut-être, elle ne se sentait pas capable de tartiner son bonheur et de lui en offrir tous les aspects parce que, peut-être, que ce bonheur n'allait pas plus loin que l'image qu'elle s'en était faite. L'auto-persuasion, ça fait des miracles. - Et toi ? Il paraît que le grand patron de Vogue a été surpris entrain de tromper sa femme avec sa secrétaire. Ça a dû faire un mal de chien à l'entreprise, non ? Les vieilles rancœurs, Ryan ne les oubliait jamais. C'était bien elle la fautive, dans l'histoire, mais elle ne le voyait pas de cet œil-à. Et si l'adage clame que l'on doit être proche de ses amis, et encore plus de ses ennemis, Rhiannon n'avait encore aucune idée d'où classer Cora.

C'était la semaine, peut-être. Une semaine longue, pourrie, et remplie de visages du passé qu'elle n'aurait pas forcément aimé revoir. Bea, l'inconnu du spray au poivre, et Cora. Cora dont les traits ne rappelaient à Rhiannon plus de mauvais souvenirs que de bons. Pourtant, il y en avait eu des bons. Des soirées étudiantes, ou seulement toutes les deux, à parler de tout, de rien, partager tant de choses que Ryan avait commencé à sentir la même pression qu'en présence de sa sœur. Et elle l'avait mal supporté. Elle savait, qu'elle avait tout gâché, mais c'était comme ça. C'était arrivé, elles ne pouvaient plus y changer grand-chose. Et comme avec Bea, Ryan ressentait toujours une pointe de jalousie, de rancœur. Cora était une simple journaliste peut-être, mais dans le plus gros magazine de la ville. Ce qui signifiait qu'elles étaient, en faisant le calcul, au même niveau. Et c'était synonyme d'échec pour Ryan. - Tu n’espères quand même pas que je vais te donner des gossips sur le magazine ? Tu ne devrais pas lire la presse à scandale. Elle rit, secouant doucement la tête. Puis elle haussa les épaules, et tourna son visage vers celui de son amie, ennemie, whatever she was. - Je fais juste part de ce qui se dit. C'est tout. Elle se demandait si c'était vrai, si elle pouvait user de ça à son avantage, si elle le devait, si Cora était réellement l'ennemi, même si elle était certainement une concurrente. - Tu n’as pas changé. Elle rit de nouveau, buvant une gorgée de son verre d'alcool. - C'est un compliment ? Elle savait que non, bien que Cora ne lui aie jamais directement fait de reproches, vis-à-vis de son attitude à l'université, elle savait que l'image qu'elle avait d'elle n'était pas des plus gratifiantes. Elle le savait, elle n'y pouvait rien, et elle l'avait quelque peu cherché. Elle ne le regrettait pas vraiment. Pas pour l'instant. - Ça fait quoi… Dix ans qu'on ne s'est pas vues ? Je veux dire, à part la dernière fois, qui fut rapide. Elle jouait machinalement avec son verre, l'envie soudaine de se replonger dans de lointains souvenirs, ceux heureux de deux copines à la fac, ce qui revenait à parler de la Préhistoire, sur la ligne de temps de Rhiannon Cleveland.

Ryan, elle avait la fierté qui coinçait dans sa gorge les excuses qu'elle aurait pu donner. Qu'elle aurait dû donner. Parce qu'avec tout ça, avec tout ce qu'elle avait vécu, les erreurs et les cœurs brisés, elle avait l'impression d'avoir semé les corps sur son passage, et bien que ça aie toujours été son moyen à elle d'atteindre le sommet, aujourd'hui, elle s'en sentait presque honteuse. Bien sûr, elle ne l'avouerait jamais. Ni à personne, ni à elle-même. La fierté, celle qui bouffe toutes les émotions, les cache derrière un mur épais et qui, avec le temps, devient une habitude, un réflexe, inconscient. Rhiannon ne s'excusait jamais, même dans ses torts, elle trouvait toujours un moyen de passer outre. Parce que demander pardon, c'est se positionner en-dessous. Dépendre de la personne en face, être vide jusqu'à ce qu'elle y réponde. Et elle refusait d'être faible, au point de se mettre à genou devant quiconque. Et tant pis si elle finissait ses jours seule, loin de tout le monde, parce qu'elle avait été incapable de demander pardon. Et tant pis si, au fond, elle détestait cette sensation de solitude, intense et pourtant habituelle. Elle était fière, trop fière, et elle ne le cachait pas. - Prends-le comme tu le souhaites ! Elle sourit, amèrement peut-être, mais un sourire quand même. Parce qu'elle n'avait aucune idée de ce qu'elle faisait, là. Elle comprenait l'attitude de Cora, parce qu'elle n'était qu'un reflet de ce que Ryan lui montrait. Froide, distante, méfiante. Elle avait de quoi se méfier, avec l'expérience qu'elle avait acquis au fil de son amitié avec Rhiannon. Pourtant, ce soir-là, elle n'attendait rien. Elle s'y prenait mal, peut-être, mais Ryan avait seulement besoin d'évacuer la pression, de parler. - J'ai l'impression d'être de retour à la fac. Elle plongea son regard bleu au fond de son verre, dos droit mais yeux baissés, comme si elle s'immergeait dans un passé qu'elle ne savait pas si elle devait l'oublier ou le ressasser. - Quand on traînait dans les bars jusqu'à pas d'heure. Elle sourit, nostalgique d'une époque où, malgré tout, il était plus simple pour Ryan de n'être que Ryan. Lorsqu'elle n'était pas encore sous l'emprise de cette jalousie maladive, pas vers Cora en tout cas. Lorsqu'elles n'étaient que deux amies, à l'université, avant que tout se complique, avant qu'elle ne complique tout. Il y avait de la peine dans ses yeux, peut-être, mais ça, personne ne le verrait, parce qu'elle faisait toujours en sorte qu'on ne voit que la Rhiannon froide et hautaine, sûre d'elle et nonchalante. Elle releva la tête, tout sourire, comme si son cœur ne s'était pas serré dans sa poitrine lorsqu'elle avait songé à ces moments, où elle avait quelqu'un auprès d'elle.

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