(but "sentimental boy" is my nom de plume)

Ton premier cri se mêle aux rugissements des fauves sous le chapiteau en ébullition. Il est accueilli par une salve d'applaudissements qui ne te sont pas destinés. « C'est un garçon. » La voyante le savait -disons qu'elle avait une chance sur deux- mais tes parents n'ont pas souhaité s'en assurer avant la naissance. « C'est un garçon », répète ton père en te regardant atterrir entre les bras de son épouse. Il est ravi, c'est ce qu'il a toujours souhaité, un petit garçon auquel donner l'exemple et qui suivrait ses traces. A vrai dire, il ne sait comment il aurait réagi si tu avais été une fille. Il n'y connait rien, aux filles, et sans doute se serait-il senti un peu exclu là où il aimerait s'impliquer. Ta mère, quant à elle, est un peu déçue. Pas sur le moment, bien sûr, elle te serre contre son cœur avec autant d'amour que si tu étais une fille, mais elle ressentira bientôt une certaine mélancolie que l'on mettra sur le compte d'un baby blues. Ta mère t'aimait, là n'est pas la question, seulement elle aurait souhaité écoper d'une danseuse ou d'une trapéziste plutôt que d'un dresseur passionné de basketball. De toutes manières, tes parents n'ont jamais eu beaucoup de temps à te consacrer. Valerie Lennertz était une trapéziste de renom avant de tomber enceinte, et elle supervisa le spectacle encore quelques mois avant de reprendre ses activités. Elle t'aurait bien appris, mais cela ne t'intéressait pas le moins du monde. Tu suivais ton père partout, Evan le dresseur de fauves et ancien basketteur américain. C'est sa seconde occupation qui te passionnait véritablement, celle qu'il avait un peu remisée mais qu'il se fit une joie de partager avec toi durant ton adolescence. Ta mère s'est donc contentée de t'apprendre l'anglais, et tu t'es débrouillé pour le reste des choses de la vie. Le cirque occupait tout votre temps, et il passait avant tout. Tu ne saurais dire pourquoi tes parents ont eu un enfant, ce devait être un accident. Tu fus très heureux, mais tu grandis différemment, absolument pas à la manière d'un enfant désiré. Ce fut sans doute mieux, après tout ce temps et une analyse profonde de ton propre cas tu ne doutes pas d'avoir jusqu'ici eu une vie qui en valait la peine.

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« C'est dégueu. » Pourtant, tu ne parviens pas à détacher ton regard de la scène. Un dernier barrissement douloureux, et la bête est complètement extraite du corps de sa mère. Tu viens d'assister à ton premier accouchement d'éléphant. Dès lors, ta passion pour les grands fauves décroit, tu t'intéresses aux pachydermes. Généralement, ils ont moins la côte, mais tu as grandi en Inde. Tu avais six ans à la naissance de Sumukha, le seul, unique et véritable amour de ta vie. Une éléphante. Tu as eu la chance de pouvoir grandir à ses côtés malgré le succès du cirque, vous vous êtes installés des années durant à Delhi histoire de renouveler le spectacle et la seule tournée fut asiatique, ainsi tu es resté proche de l'animal, résidente du zoo de la capitale indienne. Elle avait quatre ans la première fois que tu es monté sur son dos, et tu as su que tu serais cornac. Quelle autre vocation aurais-tu pu avoir ? Ce devait avoir un rapport avec le cirque comme une tradition que tu perpétuerais et que tes enfants, si tu viens à en avoir, suivraient également. Au point où tu en es aujourd'hui, tu doutes que cela arrive, mais c'était ta vision du futur à l'époque. Le cirque est reparti en 2000, tu as alors dit adieu à tout ce que tu connaissais et fais le tour du monde. Tu as vu chaque continent, rencontré énormément de gens, et tu en es sorti grandi. Tu as aimé, beaucoup, et c'est sans doute ce que tu en retiens.

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C'est décidé, tu pars pour New York. Tes valises sont closes, et ta fiancée te regarde comme si tu allais disparaître lorsqu'elle détournera les yeux. Tu ne le fais pas de bon cœur, tu t'es toujours senti chez toi à Delhi. Tu y es né, tu y as grandi, c'est d'ailleurs la seule école que tu aies jamais connue. Voyager, c'était bien sous le chapiteau, en caravane, mais de là à t'installer dans l'une de ces grandes villes... Avec le décès de ta mère et l'internement de son époux dévasté, tu ne te sentais plus de poursuivre une carrière dans le milieu qui avait été toute leur vie. Tu as retrouvé l'Inde, laissant ton père dans le meilleur hôpital de New York mais ne trouvant pas le courage de lui rendre visite une seule fois (ce qui changera lorsque tu auras définitivement déménagé à New York). Tu as été embauché auprès de Sumukha, dont la surprenante mémoire avait enregistré ton visage, ta voix, et son amour pour toi. « Ils vont vouloir me tuer », lâches-tu soudainement, allongé à fixer le plafond de votre chambre. Tu quittes cette maison demain et personne ne le sait encore. Enfin, si, Freida le sait, elle et le directeur du zoo. Sa famille n'est pas au courant, ils continuent d'organiser le mariage. Tu ne voulais pas tout quitter sans dire au revoir, mais il s'avère que tu n'as pas d'autre choix: on ne te laissera pas partir. « Probablement », sourit-elle, caressant ta joue en esquissant un léger sourire que tu ne peux voir mais entends dans sa voix. « Je suis désolé, Freida. » Tu lui fais finalement face, prenant appui sur ton avant bras pour la regarder. « J'espère bien. Mais tu dois y aller, tu es son seul repère, elle sera malheureuse sans toi. Comme toi sans elle. Tu ne peux pas la laisser seule là-bas, et puisque nous n'avons pas pu empêcher la vente... » Ce ne fut pas faute d'essayer, seulement le point de vue du soigneur avait soudainement beaucoup moins d'importance lorsque celui-ci suggérait de refuser une belle somme d'argent. « Viens avec moi. » Elle secoue doucement la tête. « Arrête Roman, on en a déjà parlé. C'est mieux comme ça, même si j'aurais adoré être Freida Lennertz et voir nos enfants grandir là où nous avons grandi ensemble. » Vous avez le même âge, vous vous êtes rencontrés sur les bancs de l'école et c'est à ton retour que vous avez compris ce qui vous liait réellement. Tu l'aimes, tu n'as pas la moindre envie de la quitter, ni même de vivre en Amérique. Mais elle t'y pousse, c'était même son idée. Sa solution, lorsque vous avez perdu le combat pour faire rester Sumukha. « Je vais sacrifier tout ça pour un éléphant. » Elle secoue la tête. « Et ça n'a rien de surprenant, elle est toute ta vie. C'est ta meilleure amie. Ainsi que la mienne, je te conseille donc de prendre bien soin d'elle au cas où je déciderais de passer par New York pour vérifier. Et puis il y a aussi tes parents, c'est normal que tu te rapproches de ton père, je suis sûre qu'il sortira bientôt, et il aura besoin de toi. On a pas toujours tout ce qu'on veut, mais tu auras plus là-bas qu'ici. »