we've got nothing but time / sasha

Et elle a l'impression que tous les jours sont les mêmes.
Elle rajuste son bonnet sur son front, un bonnet rouge et blanc, voyant, laid à souhait, qu'elle a volé deux jours plus tôt à un passant, sur un banc, à Central Park. Elle frissonne alors que le froid s’immisce sous sa veste trop vite, et elle marche menton baissé, sans but, sans raison particulière, si ce n'est que Johnny a réclamé son absence pour une affaire. Et elle n'a pas eu son mot à dire. Elle ne l'a jamais. Elle traverse la route, sans vraiment regarder avant, parce qu'après tout, elle se fiche pas mal de savoir si une voiture arrive ou non. Même si ça, elle le garde pour elle. Et puis elle s'arrête net, juste au bout de la rue, et elle fixe un point, une veste bleue, à quelques mètres. Elle reste là, un moment, les mains dans les poches, elle hésite et elle se demande. Elle s'approche, doucement. Sasha. Il est là, le gamin, avec son sac de McDo et son souffle qui s'échappe dans le froid de la ville. Elle fronce les sourcils, se racle la gorge, arrivée à sa hauteur. - Comment t'as su que je passerais par-là ? Sasha, il est souvent là, quand elle s'y attend pas. Il brise la monotonie de ces jours qu'elle ne compte plus, ceux qui se ressemblent, ceux qu'elle oublie. Pourtant, il parle pas beaucoup. Mais elle non plus. Alors ça l'arrange. Il pose pas de question, Sasha. Pour l'instant. Elle désigne d'un signe de main – sans la sortir de sa poche – le sac en papier à ses pieds. - C'est quoi ça ? Elle sait ce que c'est. Mais elle demande, quand même. Parce qu'elle le fait toujours, depuis la première fois. Elle se dit qu'elle a pas besoin de sa pitié, ni de son fric, et pourtant, elle ne refuse jamais vraiment. Parce que peut-être qu'il est solitaire, lui aussi. Et qu'à deux, ensemble, ils pourraient être moins seuls. Alors elle s'assoit.

Elle le fixe un moment de ses yeux verts, pas surprise, mais étonnée. Elle n'attend plus rien de personne, Sierra, et chaque fois qu'elle le trouve assis sur ses marches, elle ne peut s'empêcher de se demander pourquoi il s'acharne. Mais elle aime bien sa présence, à Sasha. Il est authentique, et honnête, alors ça lui permet de ne pas errer seule. Elle plisse les paupières à sa remarque, pas un sourire, pas même un rictus, pourtant elle a envie de rire, parce qu'il est drôle, mais elle refuse de le lui faire savoir. Elle arque un sourcil avant de rétorquer : - Je vois. Je vais arrêter d'être aussi prévisible, alors. Elle voit le paquet à ses pieds, elle se dit que la bouffe doit être froide, avec la température extérieure. Sa description de son contenu lui fait échapper un petit rire, non, un souffle, rauque, et elle s'assoit, les mains bien enfoncées dans les poches. - Cool, c'est exactement ce qu'il me faut. Elle attrape le sandwich qu'il lui tend, le déballe délicatement, et y mord comme si elle n'avait pas mangé depuis des jours. Elle fixe les passants, ceux qui les dévisagent, les deux gamins sur l'escalier, tordus, sérieux, le sourire en coin de l'un, les sourcils froncés de l'autre, elle les fixe alors que les regards se posent sur Sasha, sur elle. Puis sa voix d'enfant la sort de sa torpeur, et c'est en tournant les yeux sur son visage innocent qu'elle se dit qu'elle ne sait même pas quel âge il a, Sasha. Peut-être vingt. Peut-être quinze. Il semblait jeune, mais de ces jeunes qui en ont vécu assez pour être vieux. Comme elle. Elle mâche tranquillement, hausse les épaules. Ça la fait sourire, intérieurement, sa façon d'introduire les questions. Elle n'a jamais su s'il était simplement poli, ou s'il se souciait vraiment. Pourtant il a le regard sincère. Mais son regard est toujours sincère, alors c'est difficile de le cerner. - J'ai failli avoir un job. Sasha, il est la seule personne dans tout New-York, dans le monde entier même, qui sache qu'elle cherche un travail. Elle ne lui a pas dit pourquoi, elle ne lui a pas dit que le fric qu'elle a volé à son beau-père s'évapore à vue d’œil, et que sans ça, elle risque de finir affamée ou sous les ponts. Mais elle lui a dit qu'elle cherchait un travail. Il n'a pas posé de questions, et c'est comme ça qu'elle a décrété qu'elle l'aimait bien, le petit. - Sauf qu'en fait non. Ils ont pris quelqu'un d'autre. Elle hausse les épaules. Son ton est calme, posé, presque trop, elle est fatiguée de tout ça, mais elle n'en montre rien. Et qui voudrait de quelqu'un comme elle dans son commerce, elle attire les regards suspicieux, quand elle entre dans un magasin sa capuche sur la tête. Et ils font bien, de ses méfier, parce qu'il arrive que ses doigts accrochent les choses, sans qu'elle n'y réfléchisse trop, parce qu'elle les revend ensuite. Elle n'en veut pas au petit vieux qui l'a poliment envoyée sur les roses, parce que la semaine d'avant, elle lui avait volé dix dollars et une barre de céréales quand il avait le dos tourné. Elle sait qu'elle n'a pas répondu à la question, aussi, le truc étant qu'elle ne sait pas. Elle ne sait pas si elle va bien, ou mal, ou si elle va tout court. Elle est vide, et c'est tout. Elle ne ressent rien, et elle est incapable de distinguer les bons jours des mauvais. En temps normal, elle aurait dit oui, ça va, mais elle ne mentait pas à Sasha. - Et toi, alors ? T'as pas… Euh… École, ou ping-pong ou… Elle fronce les sourcils, se coupe, puis secoue la tête et reprend : - Et toi, ça va ?