(edwin) until the very end.

« T'es une tapette, Oskar ? » Tes yeux quittent les pages de Robinson Crusoé pour trouver ceux d'un parfait inconnu. A l'autre bout du parc, tu aperçois ton frère, visiblement persuadé de passer inaperçu. Tu ne prends pas la peine d'étouffer ton lourd soupir, preuve du profond ennui que provoquent à présent en toi ce genre de réflexion. « Tu l'es ou pas ? » Tu refermes ton livre d'un coup sec et te lèves brusquement, t'éloignant non sans bousculer le garçon au passage. Tu t'avances dans la direction de ton aîné et lui mets un coup de bouquin dans le bras. « T'es complètement débile, Noam. » Il te regarde de haut, il l'a toujours fait. Tu ne peux qu'émettre un rire amer. « Quoi, c'est moins marrant quand t'es face à moi ? Tu préfères envoyer un débile me poser la question ? Elle s'élève à combien, la somme qu'empochera celui qui pourra me faire répondre ? » Entouré de trois amis, et bientôt rejoint par le quatrième, ton frère cherche probablement la réplique parfaite mais tu ne lui laisses pas le temps de la trouver. Tournant les talons, tu grimpes sur ton vélo et t'éloignes au plus vite du parc, rejoignant la villa familiale. Cela pourrait s'être produit à n'importe quel âge de l'adolescence, tu y as eu droit des années durant. Parce qu'être différent, c'est mal, cela cache forcément quelque chose. Tu ne peux qu'être homosexuel, puisque c'est une maladie apparemment. Ridicule, sont-ils tous idiots ou portent-ils simplement des œillères ? Tu apprécies un moment de calme et de solitude, un bon livre, le rock et non le classique que l'on t'enseigne depuis ta naissance. Chez les Oskar, tu es l'un des ovnis. Un indésirable, surtout, exactement comme ton père l'était d'après ce que raconte l'oncle Graham. Seulement, Edwin senior a fini par se plier à la volonté de tes grands-parents, a épousé une fille riche, vécu dans une vaste villa, eu quatre enfants. Enfin, trois avant d'être emporté par la maladie, ce qui t'a fait naître sans père au milieu de vautours. Tu es né riche et as toujours souhaité qu'il en eut été autrement. Et, à la fois, tu t'en voulais de penser ainsi, d'être ingrat et exigeant.

≈

août 2016
Cela va faire trois ans que tu n'as plus mis les pieds ici. Tu téléphones régulièrement, généralement à la plus âgée de tes sœurs, Emma, mais tu n'es plus revenu depuis des années et tu dois avouer que cela ne t'a fait aucun mal. Evidemment, l'Ecosse est ton pays et tu y es très attaché, tu t'y sens chez toi, mais lorsque tu vivais à Cambridge pour tes études, et depuis ton installation à New York, tu te sens... mieux. Plus libre, en tout cas, qu'à Inverness où ton nom est synonyme de contraintes, et où toute ta famille réside. Tu ne leur as pas encore présenté Ariane, d'ailleurs tu n'as même pas parlé de Keith. Tu n'étais pas prêt à le faire, ils auraient tout gâché. Même Emma et Graham ne savent rien de l'existence du petit. C'est l'une des choses que tu gardes pour toi, précieusement, comme si l'évoquer signifiait le perdre. Tu as cette fois pris une semaine, seul, afin de mettre les Oskar au courant d'un peu tout, et ainsi te débarrasser d'un poids. D'un côté, la culpabilité, la peur qu'Ariane prenne tes cachotteries pour de la honte à son encontre et celle de Keith. De l'autre, le besoin de t'émanciper, après tout tu as plus de trente ans et si ta vie te convient tu ne vois pas pourquoi ta famille conservatrice et ses remarques désobligeantes devraient t'effrayer ni même t'influencer.

Il suffit qu'un Oskar sache pour que le reste du clan soit au courant dans la journée. Tu sais que, demain, aussi bien Emma que Noam, en passant par ton oncle Graham et ta soeur Lucy, sauront tout ce que tu t'apprêtes à raconter à ta mère. Vous vous installez dans le salon de la villa écossaise, et tu la laisses parler en premier. Raconter des histoires de golf, et éviter soigneusement d'évoquer ton père malgré le tableau qui trône au dessus de la cheminé. Ton tour ne vient que lorsqu'elle réalise que, peut-être, tu as également des choses à dire. Tu commences par évoquer ton métier, et ce même si tu as conscience que ce n'est pas la carrière que l'on te destinait. Un médecin, oui, mais plutôt un chirurgien qu'un pédiatre, faisons honneur au nom de famille, devenons célèbre. Non, tu aimes les enfants, tu te fous de la renommée, et ce que tu fais t'intéresse. Le fait que tu aies étudié durant dix ans ne pèse pas lourd dans la balance, mais en toute sincérité tu n'en as rien à faire. « Et c'est grâce à ça que j'ai rencontré Ariane. » Tu souris rien qu'à son évocation. Les circonstances de votre rencontre sont compliquées, peu propices à quoi que ce soit, mais on ne choisit pas qui on aime, ni comment cela se produit. « Et que fait-elle dans la vie ? », t'interrompt-elle. Tu soupires imperceptiblement, la carrière, toujours la carrière. « Elle est institutrice. C'est assez bien ? » Tu prends son haussement d'épaules pour un "peut mieux faire" mais ne t'en formalises pas. « Sa soeur, Diane, venait à l’hôpital avec son fils Keith. Elle a eu un accident, et Ariane a... adopté Keith. » C'est le genre de choses dont tu ne sais pas parler, c'est toujours compliqué. Ta mère n'a pas l'air plus perturbée que cela, et qu'elle te laisse pour une fois parler est une occasion que tu ne peux manquer: « On vit ensemble, tous les trois. Depuis plusieurs mois. Je pense que ça ferait plaisir à Ari de te rencontrer. » Comme tu t'y attendais, elle a tout de suite l'air plus perturbée. « Ton premier enfant n'est même pas de toi. » Cela sonne comme un reproche et tu ne peux que t'offusquer de la voir réagir ainsi, se concentrer là-dessus après tout ce que tu viens de déballer. « Oh, et c'est tellement grave parce que... ? » Tu croises résolument les bras, la détaillant avec cet air catégorique qu'il te faut toujours prendre lorsque tu débats avec un Oskar. Si tu n'as pas un minimum l'air convaincu, ils se permettent de te marcher dessus. « Ce n'est pas comme ça que c'est censé être. » Incrédule, tu éclates d'un rire incontrôlable. « Mais maman, tu t'entends ? "Ce n'est pas comme ça", c'est comme je le décide, je me fous de ce qu'on peut en penser ou de comment vivent les autres. Il s'avère que j'aime Ariane, et je connais Keith depuis son premier mois. Il n'a plus de parents, c'est exactement comme si je l'adoptais. Si cela ne te plait pas, tu ne le verras pas. Et peut-être que tu ne me verras plus non plus... » Ta mère prend visiblement un instant de réflexion. Tu en profites pour vous resservir une tasse de thé à tous les deux, songeant que ce sont des menaces en l'air mais peu importe si elles fonctionnent. Tu serais bien incapable de ne plus voir ta famille, aussi complexes vos relations soient-elles. Il y a une différence entre vivre à des kilomètres l'un de l'autre ou couper les ponts, et apparemment Kate Oskar vient de faire le calcul. « Emmène-les, la prochaine fois. » Un sourire étire instantanément tes lèvres et tu serais capable de lui sauter au cou pour l'embrasser mais tu n'en fais rien, lui tendant sa tasse. « Je te remercie, maman. Mais tu dois me promettre de ne pas te montrer désobligeante avec Ariane, tu as tendance à être blessante avec tout le monde, c'est dans ta nature, mais à la première remarque déplacée nous partons, est-ce clair ? » Tu peux encaisser pas mal de remarques, tu sais que c'est presque un jeu pour ta génitrice, mais tu ne pourrais supporter la moindre pique concernant ta famille. Elle grimace puis hoche la tête, un peu à contre cœur. On dirait une enfant à qui l'on refuse un dernier tour de manège. « Bien. Je t'aime, maman. », lâches-tu, peut-être pour la première fois, avant de te lever pour déposer un baiser sur son front et quitter la pièce.