sharing a drink they call loneliness w/ Scully

Pour un samedi soir, le bar était relativement vide mais ça n'avait rien d'étonnant. Depuis plusieurs jours, les rues étaient écrasées par la chaleur, le goudron si brûlant qu'il en faisait fuir les badauds. Rien de surprenant à ce que personne, en dehors de quelques clients aux habitudes tenaces, ne se soit précipité dehors pour avaler une bière à l'intérieur d'un bar surchauffé par des heures d'exposition au soleil. Joan avait pourtant fait remarqué au patron que la climatisation les avait laissé tomber début Août mais non, Jet n'avait pas pris la peine d'y jeter ne serait-ce qu'un coup d'oeil et ils en étaient réduits à faire confiance à l'antique ventilateur de plafond dont les pales ne brassaient sans doute plus beaucoup d'air. Ugh.

Désœuvrée et agacée par la chaleur, par les bavardages vaguement sexistes, vaguement racistes du groupe d'habitués assis non loin du bar, et par la robe qui collait à ses jambes au lieu de glisser sur sa peau comme à l'ordinaire, elle s'éventait depuis deux bonnes minutes avec la carte du bar lorsque la porte s'ouvrit, laissant passer les derniers rayons de soleil de la journée et un type, au visage familier. Joan l'avait déjà aperçu à plusieurs reprises, avait probablement manqué de renverser un verre la première fois parce que – well. Elle avait beau aimer à penser qu'elle savait voir au-delà d'une belle gueule, Joan était sensible à une jolie paire d'yeux et bien trop faible face à un charmant sourire. Donc, oui, peut-être avait-elle vaguement perdu ses moyens la première fois que ces yeux-là s'étaient posés sur elle mais Jet était probablement dans le coin à ce moment-là et elle avait su se reprendre, ou l'épisode aurait été bien plus mémorable.

Piano Man succéda à Killer Queen et Joan quitta son tabouret, triturant distraitement la longue natte confectionnée une heure plus tôt dans l'espoir d'échapper un peu à la chaleur. « Je peux vous servir quelque chose ? » s'enquit-elle, une fois qu'il fut à sa hauteur. Question stupide. Rares étaient les gens qui passaient la porte pour autre chose qu'un verre. Des touristes, parfois, des étrangers perdus en plein Brooklyn. « Je veux dire, qu'est-ce que je peux vous servir ? » se reprit-elle, évitant son regard soudain. Quelle idiote, franchement.

Toute distraction était toujours bien accueillie les soirs d'ennui, surtout sous cette forme-là. Joan s'autorisa une seconde d'observation pure – ou peut-être cinq, mais personne n'était en train de compter – avant de réaliser que le sourire n'était pas simplement avenant. Sur n'importe quel autre client, comme l'un de ces types venus lui commander une bière un peu plus tôt, l'expression aurait semblé un peu condescendante et vaguement effrayante avec ça, mais ce type-là n'avait pas la mine d'un pervers et Joan était d'une nature naïve. Toutes ces années à New York ne lui avaient pas encore appris qu'un joli garçon pouvait être dangereux et, évidemment, elle piqua un fard, baissant les yeux sur son bar, cherchant à s'occuper les mains pour se distraire. Elle risquait le bafouillage nerveux, voire le gloussement d'écolière, à tout moment et c'était le genre d'incidents à éviter, si elle voulait conserver un poil de crédibilité en mettant les ivrognes habitués de la dernière heure, déjà installés dans un coin du bar. Sa main droite trouva, par bonheur, le chiffon délaissé un peu plus tôt et elle feignit de se concentrer sur la poussière inexistante en attendant la commande. Et, d'accord. Non content d'être plutôt séduisant – si elle devait se montrer critique – le nouveau venu avait, visiblement, du goût. Ou alors il avait entendu ce nom-là à la télé et ignorait ce qu'un verre pareil allait lui coûter. Joan haussa un sourcil, s'apprêtant à demander confirmation, lorsqu'il reprit la parole. Ses joues, déjà d'un rose soutenu, prirent une teinte vive et elle leva les yeux au ciel, souriant bêtement. « Joan » fit-elle avant de se retourner, en quête de la bouteille de Dalmore. Laquelle bougeait rarement de l'étagère, derrière le bar, plus par manque de moyens de la clientèle habituelle que par manque de goût. Quoi que. « J'espère que vous savez ce que ça coûte, reprit-elle, bouteille en main. On ne fait pas crédit, ajouta-t-elle en attrapant un verre de sa main libre, surtout aux inconnus » Heureusement pour Joan, son patron n'était pas dans les parages. Il aurait été capable de lui coller la corvée des sanitaires pour lui passer l'envie de flirter avec les clients. Non pas qu'elle fusse en train de flirter – sauf que si, un peu. Les dents plantées dans la lèvre inférieure, elle déposa le verre sur le bar, le cœur battant un peu plus vite qu'à l'ordinaire. Tout ça pour une belle gueule et une question entendue une dizaine de fois par semaine – mais la plupart des gens qui lui faisaient ce genre de plans ne ressemblaient pas à ce type-là.

Les dragueurs, les experts du flirt, les bellâtres, les belles gueules au bagou impressionnant, Joan en connaissait tout un régiment. Ils défilaient souvent, parfois habitués du bar, parfois simples clients de passage. Elle souriait poliment et elle les repoussait fermement, parce que c'était ce qu'on lui avait appris à faire et c'était ce qu'elle avait envie de faire. Dans le fond, ce type-là – Scully, annonça-t-il et bien sûr, elle ne put retenir un sourire, pas même en se mordant la lèvre inférieure, parce qu'il offrait son prénom en échange du sien, même si rien n'attestait qu'il s'agissait de son vrai prénom et, d'ailleurs, comment pouvait-il s'appeler comme ça, franchement – ce type-là, donc, n'avait rien de différent. Un portefeuille plus rempli peut-être ? Il semblait tout à fait savoir ce qu'il commandait et, il fallait bien l'admettre, ce n'était pas tous les jours que cette bouteille-là servait. Joan haussa un sourcil, surprise et, inutile de nier, tout à fait séduite par tant d'assurance. Elle écarquilla les yeux lorsqu'il déposa un billet sur le comptoir. Well, pas besoin de faire crédit. Loin de là. Fuck, y avait-il assez dans la caisse pour lui rendre la monnaie ? Elle tenta de calculer rapidement mais il l'arrêta en trois mots et Joan songea un instant avoir mal entendu. Peut-être ce garçon était-il vraiment différent de tous les ivrognes passés avant lui, un babe et des belles propositions aux lèvres. Et il n'était définitivement pas du coin. « Oh. Ok. Mh, merci ? Oui, voilà, merci » couina-t-elle en encaissant après avoir déposé le verre sur le bar. Elle hésita à sortir la monnaie pour la déposer dans le pot des pourboires, consciente qu'une telle somme n'échapperait pas aux coups d'oeils indiscrets. Elle esquissa un mouvement pour la glisser discrètement dans son soutien-gorged avant de se rendre compte qu'il – Scully, se rappela-t-elle sans effort – était toujours là. Qu'il la regardait encore. Et qu'il n'était peut-être pas uniquement là pour un verre. Rougissant de plus belle, Joan se permit d'empocher son pourboire avant de répondre, vaguement gênée, vaguement ravie aussi. « Avec plaisir, fit-elle avec un coup d'oeil pour sa montre, mais vous risquez d'attendre un moment » Et peut-être que l'idée de presser le groupe d'habitués vers la sortie lui avait traversé l'esprit et peut-être qu'elle n'était pas déplaisante, loin de là, mais elle était prête à parier que le patron n'apprécierait pas. Dommage, vraiment. « Mais, reprit-elle comme pour le retenir, de peur qu'il ne déguerpisse pour trouver quelqu'un de plus disponible qu'une petite barmaid en robe à fleurs, coincée derrière son bar, Scully, c'est vraiment ton nom ? » La familiarité lui avait échappé mais après tout, il avait commencé. Elle l'observa un instant, une moue dubitative lui tordant la bouche. « J'aurais volontiers demandé si tu as un frère prénommé Mulder pour faire la paire mais tu dois être un peu trop vieux pour que ça vienne d'X Files. Non ? » Restait à espérer qu'il ne soit pas trop susceptible. Ou elle pouvait dire adieu à sa fin de soirée en bonne compagnie.

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